Des poignards, des hallebardes, d’étranges damiers et d’innombrables têtes de taureaux ou de bœufs aux longues cornes sont gravés sur les dalles que foulent mes sabots.
Mon cabri de deux mois à peine me suit comme une ombre. Il bêle parfois comme un agneau mais il a déjà eu droit à sa ration de lait à l’aurore et il avance sans un bruit à mes côtés. C’est le début de l’été, le ciel est sans un nuage et le soleil vient d’apparaître sur la longue échine rocheuse du mont Bégo, la plus haute cime des environs sur laquelle j’évite de traîner les soirs d’orage. |
Depuis longtemps, la vallée des Merveilles et les sommets qui l’entourent n’ont plus de secret pour moi.
C’est un monde préservé, entre les vallées de la Vésubie et de la Roya, au cœur d’un parc national où nous autres, les bêtes à plumes et à poils, nous avons l’opportunité de vivre sans aucune crainte des hommes. Aux heures les plus chaudes, avec d’autres femelles, nous nous réfugions à l’ombre des parois, en altitude, et nous ruminons paisiblement. Le soir venu, en groupes épars, toujours accompagnées de nos petits, nous nous approchons des lacs, non loin du refuge et des pins séculaires, à la recherche d’herbe grasse. |
Mais le matin, comme en ce moment, nous arpentons le dédale de vires herbeuses et de roches moutonnées, l’œil aux aguets…
C’est en effet l’heure où les randonneurs remontent le sentier du col pour rejoindre le vallon de Valmasque vers lequel j’entraînerai mon cabri plus tard, à la fin du mois d’août. |
Quelques groupes de marcheurs, menés par des habitués du coin, quittent cependant le chemin balisé pour se faufiler entre les roches orangées. Il paraît qu’il faut une autorisation spéciale pour partir à la découverte de cet univers minéral qui redevient chaque été mon domaine.
C’est pour cette raison qu’ils ne sont pas très nombreux. Et ils ne me gênent guère d’ailleurs, ils sont discrets, hormis lorsqu’ils s’enthousiasment de la finesse d’une figure ou de ses traits énigmatiques, accroupis autour d’une gravure. La plupart du temps, ils écoutent avec attention les explications de leurs guides qui leur parlent d’un temps ancien que je ne peux même pas imaginer, une époque lointaine où des agriculteurs venus des vallées venaient honorer leurs dieux ici… Je les espionne parfois. Des expressions mystérieuses résonnent, comme néolithique, âge du bronze, chef de tribu ou couple primordial… Ces histoires-là n’intéressent guère les bouquetins comme moi ! |
Quelquefois ils surprennent un vieux chamois indifférent sur un replat, l’occasion d’un tête-à-tête inoubliable. Ils se regroupent autour d’une plante endémique ou d’un bouquet d’edelweiss, ils écoutent le chant flûté d’une linotte mélodieuse, ils ont l’air heureux. Et souvent nous nous rencontrons au hasard de nos pérégrinations... Je ne suis pas effrayée.
Comme pour tenter de comprendre pourquoi ils sourient autant, je les fixe de mes yeux d’ambre, tandis que mon cabri se presse un peu plus contre mon flanc. Ils me regardent un moment, aussi immobiles que moi, chuchotant à peine. Je les laisse me photographier et lorsque j’en ai assez de jouer à la star, un petit sifflement strident, quelques pas rapides dans l’alpage, un coup de rein pour franchir un ressaut rocheux, et je m’évanouis avec mon petit bout de chou dans le labyrinthe du relief chaotique. |
J'ai la chance de passer chaque été au cœur d’une montagne célèbre dans le monde entier à cause de ses milliers de gravures rupestres. Mais moi, ce qui me plaît le plus, ce qui m’y fait revenir chaque année, c’est la quiétude des lieux, la lumière plus pure qu’ailleurs et la splendeur des paysages.
Si l’envie de venir par ici vous titille, promis, je tâcherai de vous faire un coucou lorsqu’à votre tour vous partirez en quête des gravures rupestres des Merveilles !
Si l’envie de venir par ici vous titille, promis, je tâcherai de vous faire un coucou lorsqu’à votre tour vous partirez en quête des gravures rupestres des Merveilles !